article pour le catalogue de l'expo ARTNEWTECH, Angoulême, septembre 2002

" Distribution des arts en libéraux et mécaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que trop à croire que donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c'était déroger à la dignité de l'esprit humain, et que de pratiquer ou même d'étudier les arts mécaniques, c'était s'abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l'exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable et la valeur minutielle." Extrait de l'article Art. Volume I, 1751 .


Á L'HEURE DU NUMÉRIQUE…L'ART EST DANS TOUS SES ÉTATS!

Lorsque Roselyne HAMELIN, Présidente de l'association des Métiers d'Arts associés aux Nouvelles Technologies, me fit l'honneur de m'inviter à être l'un des parrains du 1er salon qu'elle organise cet automne de l'année 2002 en la bonne ville d'Angoulême, ma première réaction fut de m'interroger sur le sens des mots résumant son projet: "Métiers d'Arts associés aux Nouvelles Technologies", et par conséquent sur l'implication exacte que je pouvais envisager dans ce contexte.

D'un point de vue sémantique, l'expression "métier d'art" s'inscrit dans l'ensemble flou qui contient aussi les mots "artisan d'art", "maître artisan", "artiste"…dont les définitions semblent à géométrie variable, non seulement d'une culture à l'autre, mais aussi d'une époque à l'autre, mais encore au présent d'une société technicienne telle que la nôtre.

Pour ce qui concerne le monde occidental, le débat actuel autour de l'art, de sa nature et de sa pratique, remonte en fait à la Renaissance. On sait généralement que cette période se caractérise, pour ce qui concerne notre sujet, par l'introduction de la perspective, par une observation nouvelle de la Nature, et par une redécouverte de l'Antiquité. On sait moins que c'est l'époque où des individus exceptionnels vont s'affranchir des guildes et corporations de "faiseurs d'ymaiges" pour affirmer leur indépendance morale, leur personnalité créatrice, et tenter d'imposer - finalement avec succès - leur qualité d'Artiste contre celle d'artisan. Il faut dire que les peintres et sculpteurs du Moyen-Age étaient considérés ni plus ni moins que des ouvriers qualifiés, et que leurs ambitions intellectuelles étaient sévèrement contenues par leurs grands commanditaires ecclésiastiques ou princiers. Il s'agissait donc, pour nos premiers artistes "modernes", d'obtenir une double émancipation, à la fois sociale et spirituelle.

Ce n'est évidemment pas un hasard si la figure de l'architecte apparaît comme le symbole même de cette Renaissance. L'architecte est celui qui conçoit un projet et laisse à d'autres le soin de l'exécuter. De même, le peintre et le sculpteur du Quatrocento ouvrent des ateliers où des assistants, des praticiens, travaillent pour lui. Dans ce contexte, deux attitudes extrêmes apparaissent, que l'on peut encore observer de nos jours, et que les comportements respectifs de Léonard de VINCI et de MICHEL-ANGE résument assez bien: le premier vise à devenir un pur esprit créateur, un intellectuel évitant de s'abîmer ou de se salir les mains (ce qu'il reproche à son confrère - qui se moque à son tour des projets irréalisables de Léonard), tandis que l'autre s'affronte physiquement à la matière et n'hésite pas à pratiquer la taille directe de la pierre (contrairement à une idée reçue, entre la Renaissance et le XXe siècle fort peu de sculpteurs ont taillé ou fondu eux-mêmes leurs sujets).

Ce qui, par contre, emporte l'adhésion de tous, c'est l'intérêt pour les innovations techniques. Chez les plus grands artistes, chez les maîtres-artisans, cet intérêt ne faiblira plus, et la frontière s'évanouira parfois entre l'utilisateur averti des connaissances et des techniques de son époque, et l'inventeur de procédés nouveaux qui seront repris par des disciples ou des épigones.

Dans notre aire culturelle, la grande tradition de la Recherche en art, si mal comprise en France, prend naturellement ses racines dans les deux grandes mythologies méditerranéennes qui ont fondé notre civilisation: celle de la Bible et celle du monde Grec.

La première annonce d'emblée qu'"Au commencement était le Verbe", et que ce Verbe est créateur: autrement dit, la parole divine, la parole véritable, fait venir au monde les êtres et les choses. Cette idée n'est d'ailleurs pas propre au contexte biblique, mais se retrouve un peu partout sur Terre. Du point de vue qui nous intéresse, la conséquence immédiate est de vouloir mettre aussi la parole et l'écriture humaines au centre du processus de création temporel, et de vouloir, au fond, que l'esprit impose directement sa volonté à la matière. Un archétype ancien de cette forme de recherche nous est donné par la légende du GOLEM. Un exemple moderne nous en est donné par l'usage des ordinateurs et des machines numériques qui transforment la pensée (exprimée par un programme) en actions ou en objets.

La seconde met en lumière le personnage essentiel de DÉDALE, sculpteur, architecte, sculpteur, inventeur polyvalent, ancêtre mythique des artistes, des ingénieurs et des artisans, dont l'activité est faite de "Métis" et de "Technê", c'est à dire de science, de ruse, d'intelligence pratique, d'habileté, de savoir-faire, etc. Les héritiers de ce génie fondateur s'attacheront à découvrir les techniques et les matériaux les plus à même de servir l'expression d'un imaginaire personnel ou collectif, d'accomplir un projet esthétique ou philosophique. Les alchimistes, les mécaniciens, les verriers, les orfèvres, les céramistes, les peintres…du Moyen-Âge et de la Renaissance empruntaient et ouvraient des chemins qu'exploraient hier un SEURAT, un PICASSO, un Man RAY, un Yves KLEIN, un Jean TINGUELY, un AGAM, un Nicolas SCHÖFFER…, et que développent aujourd'hui les artistes des arts numériques, des arts interactifs et des Nouvelles Technologies de l'Objet.

Étant donné que le système scolaire français met les jeunes citoyens à l'abris de toute connaissance utile et de toute réflexion vis à vis des arts, étant donné que beaucoup "d'officiels de la culture" ne souhaitent pas approfondir les points que je viens d'évoquer et cherchent à maintenir des classifications, des hiérarchies, des enseignements artistiques qui visent en fait à servir les petites habitudes du marché, des "élites" et des musées, il n'est guère étonnant que l'opinion commune sur les arts et les métiers d'art relève d'une vision périmée - si tant est que cette vision ait jamais pu saisir, un beau jour du temps jadis, la réalité des pratiques en cause.

Les deux organes fétiches de cette opinion commune sont l'œil et la main. Il serait absurde de nier les grands avantages que l'humanité doit à ces deux commodités anatomiques, mais il est tout aussi ridicule de vouloir réduire les productions esthétiques de l'homme à une "observation de la nature" et à sa représentation "à main levée". Sans entrer dans le détail, il est bon de se persuader que l'œil ne fait pas le regard, et que le regard subit le filtre de la pensée, elle même vagabondant entre le conscient et l'inconscient, et qu'au bout du compte toute "représentation" est celle d'un monde imaginaire, un monde reconstruit et, c'est ici la vraie difficulté, dont les figures, les symboles, sont plus ou moins reconnus et partagés socialement. La question de l'œil renvoie en fait au sujet de l'art, dont, comme le disait MALLARMÉ pour la poésie, nous ne voyons ni pourquoi ni comment il devrait être évident.

L'usage de la main est donc aussi un pseudo-critère de définition de l'ouvrage artistique. On a vu plus haut qu'en fait l'histoire de l'art et l'histoire des techniques sont intimement liées, ce qui signifie concrètement que la main nue n'a jamais suffit à l'homme pour s'exprimer. Dès la préhistoire, il invente des outils qui lui permettent d'élargir l'éventail de ses créations plastiques (comme, d'ailleurs, il crée divers instruments pour enrichir ses compositions musicales). Lorsqu'un quidam s'étonne dans une de mes expos: "Ah! vous ne sculptez donc pas à la main?!", je me demande toujours à quelle pratique et à quelle époque il veut faire allusion…S'il est possible de modeler de la terre ou du plâtre avec les mains, celles-ci me semblent peu adaptées à la taille du bois, de la pierre ou du plexiglas! Sans doute l'opinion commune voit-elle parfois l'artiste ou l'artisan d'art un outil à la main. Mais cet outil, pour être acceptable, doit figurer dans un catalogue imaginaire qui s'est refermé au 19e siècle. Les machines à tourner le bois ou le métier Jacquard sont déjà des innovations suspectes qui amoindrissent le mérite artistique !

L'idée reçue est fort ancienne, puisqu'elle exaspérait déjà Diderot et d'Alembert:

Un des corollaires de cette idéologie de la main est l'évaluation de l'habileté de l'artiste. En suivant la logique de ce critère redoutable, on finirait par mettre un singe comme prof aux Beaux-Arts, car chacun sait qu'ils sont très habiles de leurs doigts (d'ailleurs on peut se demander parfois si dans cet établissement…). Il y a aussi des chats qui peignent, et je me suis laissé dire que les éléphants sont doués avec leur trompe: toute une ménagerie d'animaux savants qui peuvent satisfaire les amateurs qui voient en nous des bêtes de cirque - sauf le respect que j'ai pour mes amis du voyage et enfants de la balle. Juan MIRO disait: "J'ai horreur de la virtuosité"; on le comprend.

Dans ce contexte fait d'ignorance et de préjugés, l'apparition de l'outil informatique et des machines commandées par ordinateur dans l'atelier de l'artiste ou de l'artisan d'art est un paradoxe au sens étymologiques du terme: à l'encontre des fausses valeurs provisoirement admises (soyons optimistes) par le plus grand nombre, le plasticien se définit d'abord comme un travailleur intellectuel, un concepteur, qui laisse à machines raffinées le soin de réaliser au mieux son projet esthétique. Dans le cas où le processus est bien maîtrisé, non seulement la réalisation gagne en précision, en qualité, mais encore des matériaux nouveaux et des formes inédites peuvent/viennent enrichir l'expression artistique.

Tous ces points méritent d'être approfondis, et sans doute le salon ARTNEWTECH nous donnera-t-il l'occasion de débats intéressants. Mais je voudrais, pour conclure, revenir à mon interrogation première sur les notions d'Art et de Métier d'Art. Je dois avouer qu'à partir du moment où j'ai pu me définir comme artiste, et donner un sens à ce mot - trop souvent galvaudé, employé à la légère, alors qu'il est lourd de conséquences pour celui qui le vit comme un engagement total -, je n'ai pourtant jamais déclaré que je faisais un "métier d'art". Certes la pratique de l'art est un métier (sauf pour les imbéciles qui pensent que l'artiste ne travaille jamais contrairement aux "gens sérieux"), mais l'appellation "Métier d'Art" renvoie plutôt à ces fameux "Arts mécaniques" dont parle l'Encyclopédie, et qui furent opposés aux "Arts libéraux": la peinture, la sculpture, l'architecture. Sous l'ancien régime, seuls ces derniers pouvaient être pratiqués par les nobles sans qu'il encourussent le risque de déchoir, toutefois à une exception près en faveur des arts mécaniques: la verrerie et ses gentilshommes verriers. L'essentiel de la distinction entre ces deux "catégories d'arts" se fondait - pas si bien que cela - sur la dose d'intellect supposée être mise en jeu dans les pratiques concernées, avec en haut de l'échelle la peinture historique ou religieuse, et en bas la cordonnerie ou autres petits métiers. Il faut ajouter à cela que le mot "art" était employé, à juste titre, selon une acception proche de ses origines historiques et mythiques dont nous avons évoquées les sources.

De nos jours - et, je dois avouer, à ma grande surprise lorsque je me suis renseigné à ce sujet -, les notions de Métier d'Art ou d'Artisan d'Art, si généreusement employées comme pour évacuer le souvenir du mot "mécanique", ne recouvrent aucune réalité juridique. Comme tout un chacun peut se déclarer "artiste", le moindre bricoleur peut mettre sur sa porte qu'il exerce un "métier d'art". On peut y voir, en quelque sorte, le revers d'une médaille dont l'avers se situe à la Renaissance, lorsqu'ils s'agissait pour quelques esprits indépendants de combattre le monopole des corporations. Aujourd'hui, vouloir labéliser une activité revient à s'en remettre au bon plaisir des commissions et autres jurys d'Etat. Qu'on y prenne garde: ce qui est valable pour le poulet fermier ou les entreprises ISO 9000…ne l'est guère pour des hommes ou des domaines qui échappent à l'entendement de la majorité de leurs contemporains: au hasard, le facteur CHEVAL, MODIGLIANI, BRANCUSI, et maintenant les cybersculpteurs se sont vus niés la qualité d'artiste par les "autorités incompétentes"! De même, les tailleurs de cristal ou les maquettistes équipés en machines numériques coûteuses et sophistiquées sont-ils des industriels ou des artisans ?

Au terme du survol que nous venons d'effectuer, j'espère avoir surtout montré qu'il est vain d'opposer l'esprit à la technique, de vouloir séparer des activités humaines physiques ou spirituelles qui en vérité sont absolument complémentaires et forment un tout dynamique.

Il me semble par contre tout à fait légitime de distinguer le créateur de formes ou de procédés nouveaux, de l'artisan qui répète et reproduit à l'identique gestes et objets convenus. A cet égard, toute évaluation positive ou négative fondée sur l'usage ou non des "procédés mécaniques" ou des technologies de pointe, n'a aucune pertinence en elle-même: sans idée, sans talent, sans génie, que ce soit avec sa main ou avec le dernier système informatique de luxe…on ne fait rien que de banal et de médiocre!

Comme je l'ai souvent écrit depuis des années, les techniques modernes nous font retrouver l'esprit de l'Atelier de la Renaissance: l'artiste créateur dirige un projet qui nécessite le concours d'ingénieurs et d'artisans, et ce concours n'a rien de passif: chacun apporte ses connaissances et partage son savoir-faire pour une réussite commune qui enrichi tout le monde. Bien sûr, l'artiste et l'artisan peuvent coïncider: le véritable "artisan d'art" étant un créateur qui privilégie un matériau, une pratique.

C'est donc pour que soient dépassé des antagonismes ineptes, pour que soient dénoncés des conservatismes dangereux, et pour que de nouvelles rencontres se fassent, que je réponds avec joie à l'invitation de Madame Roselyne HAMELIN, présidente du premier ARTNEWTECH d'Angoulême, "salon" d'esprit encyclopédique auquel je souhaite la meilleure des fortunes.

Christian LAVIGNE, juillet 2002.