Les tisserands africains de la Toile Mondiale


<<Échangerai tambour à fente (1) contre carte modem, pour cause d'installation dans le Village Planétaire...>>: a priori, les antiquaires, les conservateurs de musées, et autres voleurs d'ombres, pourraient se réjouir de l'engouement actuel de l'Afrique Noire pour les NT de la communication. Depuis un certain temps, la verroterie et les colifichets ne faisaient plus recette pour obtenir les richesse du berceau de l'humanité. En désespoir de cause, et pour être utile à son prochain, l'Occident eut la bonne idée du commerce des armes, à travers des frontières qu'il avait lui-même opportunément dessinées. Le résultat fait le bonheur de nombreux corps de métiers, sans risque de balle perdue à Bruxelles, Londres, Paris ou Zurich, et avec des détails pittoresques intéressant le Boulevard du Crime où s'informe l'homme moderne.

La guerre n'est pas imaginable sans le repos du guerrier (2). Pour ce faire, le Nord distribue à l'humanité souffrante du manque de coca et de télé, les accessoires indispensables et salvateurs. A cet égard, on ne peut qu'être admiratif de la société française qui avait réussi à vendre des chasse-neige à l'état Zaïrois, dont la prévoyance avait atteint des sommets hélas! trop rares.

Mais...mais parmi toutes ces merveilles, l'Internet vint, à pas de jaguar. Depuis Socrate (au moins) l'Europe de la connaissance se confronte à l'Europe du pouvoir, même si leurs alliances sont inévitables. C'est une dynamique assez originale, dont les fondements de l'Internet rendent bien compte: réseau né d'un projet militaire, devenu lieu d'échanges et de partage pour les chercheurs, ouvert, animé et enrichi par des bénévoles, dans un esprit démocratique, il tend à devenir aussi un vecteur commercial. La triade de Georges Dumézil est en ligne!

Quand les fils de Socrate et de Voltaire détournent la logique orgueilleuse du monde industriel, tous les espoirs sont permis. Le marché envahissant de l'informatique et des télécommunications n'est pas un mercantilisme hégémonique de plus : il a et aura des conséquences incontrôlables - le Web, pure création de la Métis au sens grec, est aussi un piège réjouissant.

La révolution de l'Internet est bien là : tandis que le Grand Bazar Occidental cherche à vendre aux terriens ses boites multimédia et ses tuyaux électroniques, la majorité silencieuse des hommes -qui est une réunion de minorité opprimées - saisit enfin les vrais outils d'une revanche sur l'histoire.

Ainsi, en Afrique Noire, les artisans de la Toile se sont mis à l'ouvrage, malgré d'énormes difficultés. Sans rentrer dans les détails, il faut savoir que le manque de matériel informatique et le défaut de liaisons téléphoniques (1 téléphone pour 100 personnes très grosso et très modo : 1 pour 1000 au Mali, par exemple) sont tels qu'il n'est pas possible d'espérer une " mise à niveau " avant 2010, selon l'expert sud-africain Mike Jensen. Néanmoins, sur les 54 nations du continent, 44 pays ont, fin 97, un accès complet à l'Internet dans leurs capitales respectives, contre moins de la moitié voici 2 ans (3).

Les cultures Noires sont d'une richesse extraordinaires, et ce qui nous en est parvenu a été généralement filtré par toutes sortes d'intermédiaires plus ou moins brillants. Grâce au Net, le bon vieux temps du "si-tu-as-de-la-chance-je-vais-parler-de-toi-parce-que-je-te-connais-mieux-que-toi-même" est enfin révolu !

Les créateurs africains montent en ligne et en lisse, avec des mégaoctets d'idées, de poésies, d'images et de sons.

Ceux qui suivent notre fil conducteur ne seront pas étonnés qu'Oumou Sy, couturière, costumière et styliste sénégalaise (on voit son travail dans le film de B. Giraudeau " Les Caprices d'un Fleuve "), soit la fondatrice du MÉTISSACANA de Dakar, premier cybercafé de l'Afrique de l'Ouest. Le rapport entre le World Wide Web et le tissu, la toile, n'est pas un jeu sémantique : une symbolique très ancienne lie le fil à la parole, où excelle le Monde Noir. Oumou ne sait et ne saura jamais ni lire ni écrire, pour respecter la volonté de son père qui refusait de l'envoyer à l'école, mais elle veut et elle sait communiquer avec le monde entier : Internet est maintenant son outil de travail : " on me lit mes message 3 fois par jours, et je dicte les réponses. J'ai des contacts partout, et même des commandes. En Afrique, si tu ne sais pas faire quelque chose, tu trouves quelqu'un pour te rendre service : c'est notre richesse " ; " J'ai justement voulu que le MÉTISSACANA soit ouvert à tous, les jeunes, les vieux, les lettrés, les illettrés ". Oumou Sy, tout en douceur, s'exprime avec passion, elle déborde de projets : " on est parti dans les villages faire des démonstrations au clair de lune ; les paysans nous posaient des questions vraiment précises! Quand une chose est à côté de toi, tu le négliges, si elle est loin de toi, tu veux tout savoir. Notre espoir ce sont les enfants. Et les enfants amèneront leurs parents ". Pour l'heure, elle est tout occupée à compléter son site personnel (4), en faisant scanner toutes ses créations, et à préparer l'ouverture d'une école artistique aux ateliers modernes et traditionnels. Son plus grand plaisir a été de découvrir son nom sur plusieurs sites Internet, alors qu'elle traversait une période difficile lors de la création de son cybercafé : " quand j'ai vu ça, ça m'a donné plus de courage !".

Passer de la toile à la Toile est un acte logique et capital pour un artiste moderne, mais relativement peu de créateurs du Nord sont présent sur le Web, et encore moins conçoivent eux-mêmes leurs propres pages . La figure exemplaire de Cheick Abdel Kader Sow, peintre et sculpteur malien de 33 ans, prend donc une grande valeur symbolique : depuis une année, il est devenu le graphiste de MALINET, serveur installé à Bamako, éditant un site à qui il donne toute la force expressive de sa culture, toutes les couleurs de son pays (5). Avec une toute petite équipe, MALINET offre aux internautes maliens un service d'accès complet, et beaucoup d'informations en ligne mises en valeur par CAK Sow, qui souhaite lui aussi " que ce génial outil d'échange soit mis à la portée des plus démunis ", et qui regrette par ailleurs qu'il y ait " trop d'anglais dans (son) travail ". L'artiste a évidemment créé une page où il présente ses ouvres, " dans l'espoir qu'un amateur du bout du monde s'intéresse à son travail et lui achète des peintures ", dit-il sans détour. Car la conquête du Net pour les artistes est celle de la liberté de se passer de l'infâme marché de l'art contemporain, et singulièrement du dictât des " spécialistes Blancs " pour les vrais créateurs africains (6), artistes qui vendent difficilement leurs ouvres à leurs compatriotes. Les peintures, les collages de sable de CAK Sow enchantent nos yeux sur http:///www.malinet.ml/caksow/

Après des années d'une singularité plus que douteuse, L'Afrique du Sud pluri-éthnique déploie aujourd'hui ses liens et ses noeuds (7) avec bonheur : après avoir donné le pire exemple, elle donne maintenant le meilleur par la richesse de ses réseaux et de ses sites.

Le fil de la Toile nous conduit à celui de la parole : il ne faut pas rater le site des poètes aux pied nus : BAREFOOT PRESS, qui chatouille les nôtres jusqu'à l'hilarité (8). Roy Blumenthal, footmaster dudit lieu, nous invite à mettre les pieds dans son Web, ce qui entraîne l'apparition d'immortelles odes anatomiques et vestimentaires : " Mets-moi des chaussettes (c'est le titre) : Ramène-moi à la maison avec mon short de boxeur /Tous mes orteils ont travaillé dur/Tu es ma chérie, ma douce amie/Couvre mes pieds à la nudité honteuse (c'est le poème) ". D'emblée, R. Blumenthal nous invite à jouer avec " Madame Pedmont , poétesse automatique ", afin de recevoir " un grand message du pied (qui est comme un massage du pied, mais en plus profond)". A l'origine, BAREFOOT PRESS est une association qui distribue gratuitement des pamphlets poétiques d'auteurs Sud-Africains, imprimés sur papier recyclé : de quoi rafraîchir nos idées sur ce pays.

Dans un autre genre, la culture Zoulou enfile ses perles sur http://minotaur.marques.co.za/clients/zulu/ (9). La page " Eloquent Elegance " nous explique le langage des bracelets, colliers, pendentifs, de perles fines et multicolores réalisées par les artistes Zoulou. Grâce à ce site très culturel et très clair, nous devenons incollables sur les sentiments ou le statut des femmes de cette ethnie, ce qui nous permettra d'éviter toutes sortes de maladresses lors de notre prochain voyage en Afrique du Sud. On trouve aussi à cette bonne adresse des renseignements sur la " Zulu Nation ", qui participe ainsi à la " Révolution du Net " pour une meilleure connaissance et compréhension réciproque des hommes.

Pour terminer ce trop rapide tour d'horizon africain, n'oublions pas la musique, avec l'exemple original du site Hip-Hop panafricain RUMBA-KALI (10), très jeune, très dynamique, et très très informé sur les groupes du continent Noir.

Alors, au terme de ce voyage dans les mailles les plus tropicales du réseau des réseaux, nous liront peut-être qu'un jeune africain ouvert au monde " échangerait son tambour à fente contre une carte modem ", mais nous saurons que cette fois-ci il ne vendra pas son âme, et que la mélodie fraternelle du tambour résonnera cette fois-ci bien loin de son village, et jusqu'à nos oreilles glacées par l'hivers. Internet est aussi un bon conducteur de la chaleur humaine.

Christian Lavigne, Paris et Dakar, 97-98.

NOTES


(1) Le tambour à fente est creusé longitudinalement dans un segment de tronc d'arbre, avec une simple fente pour ouverture. Disposé horizontalement, frappé par un spécialiste de l'encodage verbal, il sert à l'échange de messages entre villages.
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(2) On notera à ce sujet qu'on évoque jamais le repos du pacifiste, ce qui est injuste car sa nage à contre-courant est nettement plus fatigante.
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(3) Voir l'excellent travail de Mike Jensen au http://www3.wn.apc.org :80/africa/
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(4) http://www.mestissacana.sn/oumousy/
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(5) http://www.malinet.ml/
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(6) on ne parle évidemment pas ici des valets du goût touristique.
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(7) termes techniques désignant des adresses internet (liens) et des systèmes de connexion et de routage (noeuds).
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(8) http://www.pix.za/barefoot.press/
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(9) Le Minautore est au centre du Labyrinthe que parcours Thésée tenant le fil d'Ariane. On ne sort pas de la thématique profonde du Web.
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(10) http://www.geocities.com/BourbonStreet/6393/Rumba-Kali.html
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